En vedette : Marie-Hélène Gaudreault, Leader de la Pratique Impact Social chez Boyden
Au Canada, où l’anglais et le français sont tous deux des langues officielles, le bilinguisme constitue non seulement une compétence recherchée, mais également une obligation légale pour de nombreuses organisations, en raison d’exigences stratégiques et réglementaires. Pourtant, lorsqu’il est question de postes de direction, les organisations en dehors de la province du Québec peinent encore à trouver et à attirer des leaders bilingues capables de naviguer aisément entre les deux langues officielles et de diriger au-delà des barrières culturelles.
Malgré des décennies de politiques en faveur du bilinguisme, l’écart entre l’offre et la demande persiste.
Les cadres unilingues anglophones dominent la haute direction, alors que les leaders bilingues demeurent sous-représentés, particulièrement hors Québec. Résultat : des occasions manquées, des décalages régionaux et un déficit de crédibilité croissant au sein des directions du secteur public comme du secteur privé.
Cet article vise à réduire cet écart.
Depuis plus de 30 ans, notre cabinet recrute des PDG, des membres d’équipes exécutives et de conseils d’administration pour certaines des plus grandes organisations nationales et provinciales du pays. Dans la majorité des cas, le bilinguisme est considéré comme une compétence prioritaire par les organisations et les comités de sélection.
Chaque mandat débute par une discussion sur les critères de sélection. Invariablement, avant même de s’entendre sur ces critères, surgissent les mêmes questions : « Est-ce que la personne doit être bilingue? », suivie de « À quel niveau? », puis de « Est-ce qu’une autre personne dans l’équipe pourrait représenter l’organisation auprès des communautés francophones? »
Bon nombre d’organisations finissent par faire des concessions sur cette compétence requise. En général, cette concession est loin d’être satisfaisante. La plupart du temps, le comité aboutit à « un atout fortement désiré », ou une préférence. La justification est souvent que « nous ne voulons pas restreindre le bassin ou passer à côté d’excellents profils qui ne sont pas bilingues, du moins pas dans nos langues officielles. »
Pour un cabinet de recrutement, faire cette concession ouvre la porte aux personnes candidates unilingues et, honnêtement, cela simplifie notre travail. Mais cela ne répond pas aux besoins stratégiques, opérationnels et identitaires de nos clients qui souhaitent incarner, évoluer et s’engager comme des organisations véritablement bilingues.
Choisissons-nous la voie facile, qui nous avantage nous et le processus, mais pas le client ni le résultat? Je me suis souvent posé ces questions. Et mes réponses sont toujours les mêmes : oui et oui. Pourtant, nous, tout comme les comités que nous appuyons continuons à simplement croiser les doigts, espérer, prier voire rêver à une personne candidate bilingue.
Cet article a pour but de changer cette situation et de nous aider, nous et nos clients, à mieux recruter l’insaisissable cadre bilingue. Quelle meilleure façon d’amorcer ce changement que de parler à une experte, Marie-Hélène Gaudreault.
Marie-Hélène Gaudreault est Associée et Leader de la Pratique Impact Social chez Boyden. Reconnue dans les communautés francophones et bilingues du pays, elle est une autorité en matière de leadership et de recrutement exécutif. Elle est conférencière et rédactrice d’articles portant sur le recrutement de gestionnaires bilingues ainsi que sur les défis propres aux leaders bilingues et francophones qui évoluent en situation linguistique minoritaire. Son article Le leadership en contexte linguistique minoritaire francophone : qualités et compétences essentielles pour les postes de haute direction est publié dans le numéro anniversaire de la revue Minorités linguistiques et Société. Avec un réseau pancanadien et international, Marie-Hélène recrute depuis plus de 15 ans des cadres bilingues pour des organisations telles que l’Université Concordia, l’Université d’Ottawa, l’Université Bishop’s, l’Université de Winnipeg, l’Institut de cardiologie de l’Université d’Ottawa, Collèges et instituts Canada, l’Hôpital Montfort, le gouvernement du Nouveau-Brunswick, les Teamsters Canada et le Bureau de l’Ombudsman de l’Ontario.
Introduction, par Mike Naufal, Associé directeur
Marie-Hélène est ma référence, et l’experte de notre cabinet pour tout ce qui concerne les réalités francophones. Un matin, autour d’un café, je lui ai confié ma frustration face à notre difficulté à trouver une personne candidate bilingue pour un poste de PDG dans une organisation nationale. Sa réponse m’a surpris. Alors que je m’interrogeais sur le manque de candidatures solides, elle s’interrogeait plutôt sur l’existence même du problème.
Marie-Hélène travaille quotidiennement avec des organisations bilingues et francophones et recrute des cadres bilingues depuis plus de 15 ans. De son point de vue, quelque chose ne collait pas. J’avais beaucoup de questions pour elle, et elle en avait tout autant pour moi. Trop pour un échange rapide autour d’un double expresso.
Nous avons donc prévu un entretien plus approfondi. J’ai préparé une liste de questions et interrogé Marie-Hélène. Ce qui suit est la transcription de cette conversation, présentée sous la forme d’une série en trois volets sur l’un des défis de leadership les plus persistants au Canada : le recrutement de cadres bilingues.
Dans la première partie, nous commençons par le dialogue qui a inspiré la série, une discussion éclairante avec Marie-Hélène. Dans la deuxième partie, nous examinerons la structure et les dynamiques du marché des talents bilingues. La troisième partie proposera des stratégies concrètes pour aider les organisations à attirer et à retenir ces leaders bilingues. Ce travail vise à accroître la capacité des organisations à servir les populations canadiennes dans les deux langues officielles.
Marie-Hélène, pourrais-tu nous parler de ton parcours et de ce qui t’a menée au recrutement de cadres exécutifs?
Mon arrivée dans le recrutement de cadres a été plutôt inattendue. Ma première passion, c’était la linguistique. J’ai complété un baccalauréat en langue et communication, suivi d’une maîtrise en linguistique, avec une spécialisation en sociolinguistique. J’étais fascinée par la manière dont on peut reconnaître des traits démographiques à travers le langage. Ce n’était pas tant ce que les gens disaient qui m’intéressait, mais comment ils le disaient.
J’étais surtout attirée par la linguistique descriptive, par opposition à la linguistique prescriptive, et par l’idée d’écouter les gens et leurs communautés avec attention. J’adorais ça, mais je ne me voyais pas faire carrière sur une question linguistique très pointue. Après mes études, j’ai travaillé comme linguiste informaticienne sur le logiciel Antidote, un correcteur grammatical, en français uniquement à l’époque. J’ai ensuite bifurqué vers le monde de la publicité, mais là encore, je ne trouvais pas un sens profond dans ce que je faisais. Ces rôles étaient très prescriptifs, normatifs, et cela ne cadrait pas avec mes valeurs et intérêts. Je n’aimais pas dire aux gens comment écrire ou parler; ce que je préférais, c’était les écouter, comprendre leur manière de s’exprimer et théoriser ce que j’entendais.
C’est à ce moment qu’un chasseur de têtes que je connaissais par personnes interposées m’a proposé de rejoindre son équipe. Très vite, j’ai réalisé à quel point ce travail me plaisait. Au début, je ne mesurais pas encore tout ce que mon bagage en communication et en linguistique allait pouvoir m’apporter dans ce domaine. Mais en fait, il allait me permettre de mener des recherches minutieuses et quasi scientifiques pour trouver les bonnes personnes, d’écouter vraiment les gens, au-delà des mots, et de capter leurs intentions. Mon passage en publicité allait me permettre de positionner des rôles de manière attrayante, en donnant envie aux bonnes personnes candidates de postuler, tout en représentant fidèlement l’organisation dans le marché.
J’ai évolué dans deux différentes firmes internationales basées au Québec avant de me joindre à Boyden, d’abord à Montréal, puis à Ottawa. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à connecter avec les communautés franco-ontariennes et autres communautés vivant en contexte linguistique minoritaire. C’est là que tout s’est aligné : ma passion pour la sociolinguistique et mon cheminement professionnel se sont rencontrés de façon à la fois naturelle et profondément épanouissante.
Qu’est-ce qui t’a poussée à te spécialiser dans le recrutement de cadres bilingues?
d’avoir des leaders bilingues solides dans les milieux minoritaires. C’est vrai pour les anglophones au Québec et pour les francophones ailleurs au Canada. Ce déménagement a été un tournant pour moi. J’ai eu l’occasion de me spécialiser en recrutement de talents bilingues de haut niveau pour les communautés du Québec, de l’Ontario et d’ailleurs au Canada. J’ai voulu soutenir les organisations qui évoluent en situation linguistique minoritaire et celles véritablement engagées envers le bilinguisme, et contribuer à ce que les communautés puissent s’épanouir dans la langue de leur choix. Recruter des leaders solides, c’est le meilleur moyen de soutenir la pérennité de ces organisations, et par extension, celle des communautés minoritaires. J’avais ainsi trouvé ainsi un vrai sens à mon travail.
Est-ce difficile de recruter des talents bilingues?
Pour être honnête, recruter des talents bilingues de haut niveau est un défi constant, spécialement hors Québec. Cela demande de la rigueur, de la constance, et une approche résolument stratégique. L’objectif est toujours de trouver des personnes candidates bilingues exceptionnelles sans compromettre d’autres compétences clés. Mais avec les bonnes stratégies, nous obtenons d’excellents résultats. Mon taux de placement approche les 100 %, même si chaque mandat comporte sa part de complexité.
Au Québec, où le français est la langue majoritaire, le bassin de talents bilingues est plus vaste, car les francophones y maîtrisent généralement bien l’anglais. En dehors du Québec cependant, en Ontario et dans le reste du Canada, le marché des talents bilingues est beaucoup plus restreint : la maîtrise d’une deuxième langue est bien moins répandue chez les communautés anglophones. Le bassin est donc plus limité, mais nous avons mis en place des stratégies efficaces pour bâtir des longues listes de grande qualité, même dans ces contextes. Cela signifie penser autrement, sortir du cadre plus traditionnel, et même des frontières. Par exemple, nous ne cherchons pas uniquement un « Franco-Ontarien » à Ottawa ou un « Franco-Manitobain » à Winnipeg : nous élargissons notre recherche à l’échelle du pays, en incluant les francophones et les francophiles. Sinon, ce sont toujours les mêmes quelques noms qui reviennent à la tête des organisations. Au-delà de la langue ou du parcours, nous cherchons des personnes dotées d’une véritable sensibilité culturelle et d’une compréhension des réalités que vivent les communautés en situation minoritaire. De plus, les personnes candidates comprennent que la mobilité fait souvent partie de l’équation si elles veulent faire évoluer leur carrière dans un tel contexte. La relocalisation est ainsi une réalité courante.
Peux-tu nous parler du paysage canadien en matière de bilinguisme?
Le paysage canadien des talents bilingues est tout sauf uniforme. Bien que le Québec accueille environ 85 % des francophones du pays, on trouve des communautés francophones dynamiques et en croissance partout au Canada. Les taux de bilinguisme varient fortement d’une province à l’autre, ce qui influence directement la disponibilité de talents bilingues pour les postes de direction. Par exemple, l’Ontario compte plus de 530 000 francophones issus de diverses origines, et le Nouveau-Brunswick, seule province officiellement bilingue, affiche un taux de bilinguisme de 34 %. Même des provinces comme l’Alberta et la Colombie-Britannique comptent respectivement plus de 250 000 et 320 000 personnes bilingues. La population francophone évolue rapidement à plusieurs endroits : elle vieillit, tout en devenant de plus en plus diversifiée.
Qu’est-ce qui rend le recrutement de talents bilingues si unique au niveau exécutif?
Ce qui rend le recrutement de cadres bilingues unique, c’est que l’on ne cherche pas seulement une personne capable de s’exprimer dans une deuxième langue, on cherche des leaders capables de naviguer dans des dynamiques culturelles complexes, de bâtir la confiance à travers les lignes linguistiques et de représenter les communautés de manière authentique.
C’est autant une question de fluidité culturelle que de compétence linguistique. De plus, un leader francophone évoluant dans un environnement anglophone, tout comme un leader anglophone œuvrant dans un environnement francophone (comme au Québec), fait souvent preuve d’un engagement marqué et d’une volonté d’en faire plus. Travailler en contexte minoritaire demande des efforts supplémentaires, qui varient selon les cas, notamment pour sensibiliser les décideurs, plaider en faveur d’une représentation équitable, ou encore, défendre les intérêts collectifs afin de maintenir les financements. Ces tâches nécessitent généralement moins de temps lorsqu’on représente la majorité, car certaines réalités sont déjà comprises, reconnues et intégrées.
Comme mentionné plus tôt, la mobilité est également un facteur important. De nombreux leaders bilingues à l’extérieur du Québec sont ouverts à l’idée de déménager de ville ou de province. Mais pour les attirer, il ne suffit pas d’offrir un bon salaire : il faut aussi raconter une histoire qui résonnera avec leurs valeurs et leurs aspirations. Une narration stratégique de la marque employeur est donc essentielle pour mobiliser les bons profils.
En fin de compte, le recrutement de cadres bilingues ne se résume pas à respecter des quotas ou à se conformer à des politiques linguistiques. Il s’agit de trouver des leaders engageants, capables de faire le pont entre les cultures, de connecter avec des communautés diverses et de rassembler. Et lorsque l’on trouve la bonne personne, l’impact dépasse largement le cadre du poste : c’est toute l’organisation, et les communautés qu’elle dessert, qui en bénéficient.
Peux-tu nous en dire plus sur l’écart que l’on trouve au sein des équipes de gestion? Pourquoi une pénurie de leaders bilingues persiste-t-elle au niveau exécutif?
D’abord, même si environ 18 % des Canadiens déclaraient en 2021 pouvoir soutenir une conversation dans les deux langues officielles, cela ne signifie pas nécessairement qu’ils sont bilingues à un niveau exécutif. Être bilingue à l’oral est une chose; diriger des équipes, gérer des dossiers complexes ou négocier avec des parties prenantes dans les deux langues officielles exige une maîtrise tout de même plus approfondie, ainsi qu’une sensibilité culturelle dans chacune des deux réalités.
Ensuite, il nous faut avoir une discussion plus large et plus en profondeur sur le bilinguisme au Canada. Nous aimons nous présenter comme un pays officiellement bilingue, mais nos systèmes, y compris éducatifs, ne sont pas toujours conçus ni prêts pour développer ou soutenir les professionnels bilingues, notamment dans des rôles de leadership.
Il existe un écart évident entre les déclarations publiques des organisations et leur réalité interne. Parfois, on se berce de l’illusion que le bilinguisme est déjà intégré dans nos institutions. Mais en réalité, le leadership bilingue est un atout stratégique, pas une garantie.
Les organisations qui investissent réellement dans un leadership bilingue ne cherchent pas simplement à cocher une case : elles renforcent activement leur capacité à servir l’ensemble de la population canadienne de manière équitable et se préparent à accroître leur pérennité et leur pertinence dans un pays officiellement bilingue.
Il ne s’agit pas seulement de parler les deux langues officielles, mais aussi de comprendre la culture qui les sous-tend et l’impact sur une communauté si elle ne peut pas accéder, par exemple, à des services publics tels que les soins de santé ou les services d’éducation dans sa langue maternelle. Sans cette compréhension et cette intention réelle, il devient très facile de glisser dans le confort de la langue dominante.
Mais le bilinguisme ne se manifeste-t-il pas différemment selon les individus?
Tout à fait. Il est essentiel de reconnaître que la maitrise d’une langue se trouve sur un continuum pour tout le monde et que le niveau acceptable où l’on se trouve sur ce continuum doit pouvoir varier d’un rôle à l’autre. D’ailleurs, il existe un phénomène bien réel que l’on appelle « l’insécurité linguistique ». Cette insécurité se manifeste par un inconfort ou un manque de confiance lorsqu’une personne utilise une langue, ou une variété de langue, qu’elle perçoit comme inférieure ou non standard. Cela arrive fréquemment dans les contextes bilingues ou multilingues, surtout lorsque certaines langues bénéficient d’un prestige ou d’un pouvoir institutionnel plus élevé que d’autres.
Prenons une analogie : accepteriez-vous de jongler devant une foule entière si vous n’aviez pas pratiqué depuis longtemps? Probablement pas. Vous hésiteriez, vous manqueriez d’assurance, et il y aurait de fortes chances que vous échappiez une balle. Il en va de même pour la langue. Même s’il s’agit de votre langue maternelle, il faut l’utiliser régulièrement pour maintenir ou arriver à un niveau professionnel, ce qui n’est pas toujours possible pour les francophones dans certaines régions du pays, même si le français est leur langue maternelle. Ainsi, lorsqu’on vous invite à poser votre candidature pour un poste bilingue, où vous aurez à diriger des réunions, prendre la parole en public, etc., vous pourriez renoncer, par peur de ne pas être à la hauteur dans l’une ou l’autre des deux langues officielles. Cette peur de faire des fautes, même si vous avez toutes les qualifications, peut vous dissuader d’assumer un rôle de gestion. À mon sens, ce genre d’occasion est précisément ce qui permettrait de renforcer ses compétences linguistiques, tout en contribuant à élargir le bassin de leaders bilingues au Canada.
On entend parfois en recrutement : « Nous aimerions avoir un vrai francophone. » Mon conseil : évitons ce genre de stéréotypes. Évitons de stigmatiser les « erreurs » par rapport à une norme prescrite. La façon de s’exprimer de chaque personne peut porter des influences régionales ou s’éloigner des normes dites standard, mais cela n’enlève rien à la capacité de leadership des personnes concernées. Bien au contraire : ces individus peuvent néanmoins être solidement ancrés dans leur communauté, riches de parcours uniques, et portent un fort potentiel de leadership.
De plus, les communautés francophones au Canada sont extrêmement diversifiées, tant sur les plans culturels, régionaux que linguistiques. On y retrouve des personnes d’ascendance africaine, caribéenne, moyen-orientale, européenne ou encore asiatique du Sud-Est, chacune apportant ses nuances linguistiques, ses traditions, et une richesse d’expérience. Cette diversité renforce la vitalité des communautés et souligne l’importance d’approches inclusives et culturellement sensibles lorsqu’on interagit avec les talents francophones et bilingues.
Je comprends que pour certains postes, notamment celui de PDG dans une organisation francophone, un français de haut niveau est nécessaire, entre autres, pour des questions de crédibilité. Mais ce n’est pas le cas pour tous les rôles de direction, et pourtant, le préjugé persiste. Pour plusieurs postes, il faudrait être capable de s’éloigner d’une définition trop rigide du bilinguisme, qui valorise la perfection au détriment de l’impact. Il faut se poser la question : « Quel niveau de bilinguisme est requis pour ce poste et comment pouvons-nous supporter la nouvelle personne en poste pour qu’elle puisse s’améliorer? » Une fois le niveau minimal non négociable établi, la fluidité peut s’exprimer de multiples façons. Et le leadership ne se mesure pas à l’accent ou au vocabulaire, mais à la capacité d’inspirer confiance, de se faire comprendre, et de créer des liens dans les deux langues officielles. Lorsqu’une organisation adopte cette perspective élargie, elle ouvre la voie à un bassin de talents bilingues qualifiés plus riche et diversifié.
Nous observons d’ailleurs des avancées positives du côté universitaire. L’accès élargi à l’éducation postsecondaire en français permet de soutenir les personnes vivant avec une insécurité linguistique. Certaines des institutions les plus progressistes au Canada ne demandent plus, par exemple, de test de langue comme condition d’admission. Cela favorise l’émergence d’une nouvelle génération de leaders bilingues et renforce graduellement leurs capacités linguistiques. Ce sont des environnements plus inclusifs, qui contribuent à la confiance et à la rétention de populations étudiantes et, éventuellement, de gestionnaires bilingues. Il s’agit de créer des chemins, et non des barrières, en reconnaissant que le bilinguisme est évolutif, et que les leaders peuvent développer leurs compétences, y compris linguistiques, et élargir leur impact avec le temps.
Pourquoi le bilinguisme est-il un atout stratégique pour toute organisation au Canada?
Le bilinguisme constitue un avantage concurrentiel réel dans l’environnement économique actuel. Les leaders capables de s’exprimer dans les deux langues officielles sont mieux placés pour interagir avec les marchés variés du pays. Ils sont en mesure de tisser des relations, de communiquer clairement et de saisir le contexte culturel des communautés qu’ils desservent. Cela améliore naturellement la satisfaction client et ouvre de nouvelles perspectives, surtout dans les régions bilingues.
Dans certains secteurs, comme les marchés publics fédéraux, le bilinguisme des fournisseurs n’est pas seulement un atout, mais c’est souvent une exigence. Les organisations déjà capables d’évoluer dans les deux langues officielles sont plus compétitives et mieux positionnées pour remporter des contrats auprès de ces instances.
Et dans le contexte géopolitique actuel face aux États-Unis, le Canada cherche à renforcer ses alliances internes et à stimuler les échanges interprovinciaux. Cela suppose inévitablement de collaborer avec des partenaires francophones et bilingues. Plus que jamais, disposer de leaders et d’organisations bilingues représente un avantage stratégique majeur, non seulement pour bâtir des partenariats solides, mais aussi pour offrir des services et établir des liens durables avec l’ensemble du marché canadien.
Mais au-delà de l’aspect économique, il y a une dimension culturelle et politique fondamentale. L’identité canadienne est profondément liée à ses deux langues officielles. Comprendre les deux réalités linguistiques permet de renforcer la communication interne et la confiance du public. Cela est particulièrement important lorsqu’on travaille avec les communautés francophones, où la nuance culturelle joue un rôle majeur dans la manière dont les organisations sont perçues.
Quelle est la particularité du recrutement de cadres bilingues hors Québec?
Bien entendu, dès qu’on ajoute des exigences linguistiques à un processus de recrutement, la complexité augmente. Il faut développer des stratégies ciblées pour pouvoir constituer des longues listes solides et diversifiées, et cela est encore plus crucial dans les contextes où la langue est minoritaire.
En dehors du Québec, élargir le bassin de talents bilingue signifie parfois recruter en fonction du potentiel et miser sur les compétences transférables. Cela ne veut pas dire abaisser les exigences : cela veut dire être plus ouvert et créatif. Il faut faire preuve de persévérance, être méthodique, minutieux et structuré. Les comités de sélection doivent être davantage encadrés dans leur démarche, ce qui exige de notre part un travail de sensibilisation et d’accompagnement accru, notamment pour les amener à minimiser l’influence des biais implicites dans l’évaluation des candidatures.
Il est essentiel d’adopter un processus aussi structuré, rigoureux et objectif que possible. Sans cette structure, on ouvre la porte à des jugements biaisés ou erronés, en particulier lorsque des biais comme le « biais d’affinité » s’infiltrent, favorisant des personnes candidates perçues comme familières ou sympathiques pour des raisons qui ne sont pas liées à leurs qualifications réelles. Pire encore, on risque de passer à côté de talents exceptionnels, ou de sélectionner la mauvaise personne. Des croyances inconscientes ou des stéréotypes sur ce à quoi ressemble un « bon leader » influencent souvent la perception, sans que personne ne s’en rende compte. C’est pourquoi il est crucial de se concentrer sur les mérites de chaque personne candidate, plutôt que de les comparer directement entre elles. Des évaluations structurées, des grilles claires et des mécanismes explicites pour lutter contre l’effet des biais implicites ne sont pas seulement de bonnes pratiques : ils sont essentiels à l’équité, surtout dans des contextes de recrutement où la complexité est accrue et où on ne peut pas se permettre de passer à côté d’une personne compétente.
Comment les organisations peuvent-elles attirer et recruter les meilleurs talents bilingues lorsqu’un poste est ouvert?
Pour une organisation véritablement engagée envers le bilinguisme, tout commence par l’intention et l’authenticité. La première étape, trop souvent négligée, est toute simple : publier vos offres d’emploi et vos descriptions de poste dans les deux langues officielles. Cela envoie immédiatement un message clair de votre engagement envers le bilinguisme et l’inclusion. Idéalement, l’ensemble du processus d’embauche doit refléter cette approche. Si possible, alternez entre l’anglais et le français lors des entretiens d’embauche. Cela démontre que le bilinguisme n’est pas qu’une ligne dans la description de poste : c’est une valeur vécue au sein de votre culture organisationnelle. Assurez-vous également que votre site web soit bilingue.
Il existe des canaux spécialisés qui peuvent élargir votre portée. Par exemple, l’Assemblée de la francophonie de l’Ontario (AFO) est une plateforme incontournable, et les affichages d’emplois y sont gratuits. Si vous recrutez dans le domaine juridique, pensez à l’Association des juristes d’expression française de l’Ontario (AJEFO) ou à l’Association des juristes d’expression française du Manitoba (AJEFM).
Si vous procédez par sollicitation directe, par exemple, la personnalisation est essentielle. Adressez-vous toujours aux personnes candidates par leur nom et commencez votre message, du moins la salutation et le premier paragraphe, dans leur première langue. Vous pouvez passer à l’autre langue ensuite, mais commencer dans la langue dans laquelle elles sont le plus confortables donne le ton approprié.
Le réseautage est également un levier fondamental. Il ne se limite pas à l’échelle locale, mais s’étend entre les provinces, surtout pour les rôles de leadership. Entrer en lien avec les communautés francophones hors Québec, c’est l’un des moyens les plus efficaces pour recruter des leaders bilingues. De plus, avec un bassin de talents limité, le bouche-à-oreille et les recommandations professionnelles de la part des personnes à l’interne permettent d’avoir beaucoup de succès, surtout dans les communautés « tissées serrées ».
Lorsque vous êtes en contact avec des personnes candidates potentielles, allez au-delà de l’affichage et de l’entrevue classique. Offrez une expérience : invitez-les à visiter vos bureaux, rencontrer des collègues, ressentir la culture de votre organisation. Ce type de geste peut faire toute la différence, surtout dans un marché de talents concurrentiel.
Finalement, les organisations ont tout intérêt à adopter une posture proactive, c’est-à-dire à maintenir un réseau de talents à haut potentiel qu’elles pourront solliciter au bon moment. Cela demande plus d’efforts, certes, mais les entretiens exploratoires ou de courtoisie sont d’excellents outils dans cette optique.
Comment positionner son organisation comme un lieu de travail accueillant pour les personnes bilingues?
C’est ici que l’image de marque employeur entre en jeu. Se bâtir une réputation d’organisation accueillante pour les talents bilingues ne se fait pas du jour au lendemain, mais certaines actions concrètes peuvent faire une réelle différence.
D’abord, il est essentiel que vos communications internes et externes soient bilingues dans la mesure du possible. Cela crée un climat de confiance et montre que les deux langues sont valorisées et intégrées à la culture de l’organisation. Partagez vos initiatives et histoires de succès sur les divers médias sociaux pour faire rayonner votre image de marque dans les deux langues officielles.
Vous pouvez aussi accroître votre visibilité par des partenariats : commanditer ou organiser des événements bilingues, offrir des bourses d’études au nom de votre organisation dans des institutions porte-étendards des communautés ciblées, par exemple. Assurez-vous que votre logo soit visible et associé à des initiatives qui comptent pour les communautés ciblées.
Et surtout, ne sous-estimez jamais le pouvoir d’influence des membres de vos équipes actuelles, que ce soit pour bâtir la réputation de votre organisation dans le marché ou pour recruter. Ils sont vos meilleurs ambassadeurs. Lorsqu’ils se sentent valorisés, soutenus et intégrés, ils deviennent naturellement des porte-voix enthousiastes de votre culture d’entreprise.
En étant intentionnels, respectueux et proactifs, non seulement vous attirerez des talents bilingues, mais vous bâtirez une relation de confiance durable. Vous deviendrez un pôle d’attraction naturel pour les meilleures personnes candidates, celles qui incarnent vraiment la diversité linguistique et culturelle du Canada.
Comment les organisations peuvent-elles cultiver de solides porte-voix bilingues et enthousiastes?
Valoriser le bilinguisme ne se limite pas à embaucher une personne qui parle les deux langues officielles. Il s’agit de créer un milieu de travail où la diversité linguistique est perçue comme un atout, et non comme une exception ou une limitation. Bien que plusieurs des stratégies mises en œuvre bénéficient directement aux personnes bilingues, elles s’inscrivent également dans une approche plus large d’inclusion et d’engagement qui profite à tous les membres du personnel. Dans un environnement de travail bilingue pleinement développé, comme à l’Université Concordia ou à l’Université d’Ottawa, chacun a le droit, et la confiance, de travailler, contribuer et diriger dans la langue de son choix. On a aussi le droit à l’erreur. Ce n’est pas une simple politique : c’est intégré à une culture d’inclusivité.
Lorsque la deuxième langue est perçue comme une valeur ajoutée plutôt qu’un obstacle, les membres du personnel se sentent reconnus et valorisés. Un simple geste, comme demander à l’équipe de saluer un nouveau collègue avec un chaleureux « Bonjour » ou « Good Morning », peut avoir un grand impact. Ces petites attentions bâtissent le respect, l’engagement, le sentiment d’appartenance, signalent l’ouverture et contribuent à normaliser le bilinguisme au quotidien.
Favoriser une communication ouverte est tout aussi important. Invitez chacun à contribuer selon leur point de vue unique à l’élaboration des politiques ou au lancement de nouvelles initiatives. Le point de vue de chacun est précieux, et lorsqu’on sent que sa voix est réellement entendue, on s’investit davantage dans la mission de l’organisation.
Un excellent moyen d’ancrer ce sentiment d’appartenance dès le départ est le mentorat. Pendant l’intégration, associez chaque nouvelle recrue à une personne mentor, idéalement issu d’un autre département. Cela favorise la création de liens, inspire la confiance et démontre un véritable engagement envers leur réussite à long terme.
La reconnaissance joue aussi un rôle clé. Célébrez les progrès d’une langue seconde, que ce soit en français ou en anglais. Reconnaître les efforts, et non uniquement la « perfection », contribue à créer une culture d’apprentissage et d’amélioration continue, où le bilinguisme fait partie du parcours de développement professionnel de chacun.
Pour former de véritables porte-voix, les membres de l’équipe doivent se sentir appartenir à l’organisation, être soutenus, et exercer leur travail avec un sentiment de fierté et de sens. Cela passe aussi par des possibilités d’avancement professionnel et de développement du leadership. Une personne bilingue qui voit sa valeur et se projette à long terme dans l’organisation devient plus naturellement une personne ambassadrice enthousiaste, qui attirera d’autres talents dans son sillage.
En définitive, cultiver de solides personnes ambassadrices bilingues demande une approche concertée et globale. Il faut combiner sensibilité culturelle, pratiques inclusives et une volonté claire de valoriser les compétences langagières.
En conclusion, quels conseils donneriez-vous à une organisation à la recherche de cadres bilingues?
Trouver des leaders bilingues solides, surtout en contexte minoritaire, exige bien plus qu’un simple affichage de poste. Cela demande une approche réfléchie et une volonté d’explorer au-delà des canaux habituels. Les talents existent. Mais ils ne se trouvent pas toujours via les canaux traditionnels. Il faut donc repenser non seulement le profil des personnes que nous recherchons, mais aussi comment nous menons nos recherches. Cela implique aussi de remettre en question nos réflexes biaisés en étant ouverts aux accents différents, aux niveaux linguistiques variés et aux parcours atypiques. Car au fond, nous ne recrutons pas uniquement pour une fluidité linguistique. Nous recrutons pour des capacités de leadership, pour une vision stratégique, et pour une personne capable de diriger avec authenticité à travers les cultures.
Créer un environnement propice à l’épanouissement des cadres bilingues est tout aussi important que le recrutement. Si une personne se sent constamment perçue comme la « traductrice interne », ou qu’elle ne se sent pas pleinement à sa place, il lui sera difficile de s’investir durablement. La langue doit être un levier de leadership, pas un fardeau porté seul. Cela suppose d’offrir du soutien, des outils, du mentorat, des occasions de perfectionnement en langue seconde, et de bâtir une culture de travail où les identités linguistiques diverses sont réellement valorisées. Assurez-vous que vos actions reflètent vos messages et vos intentions; cette cohérence renforcera votre crédibilité et la confiance qu’on place en vous en tant qu’employeur de choix.
Enfin, construire une équipe de direction bilingue est un investissement à long terme. Cela commence par l’élargissement du bassin de recherche auprès de groupes sous-représentés et de parcours atypiques et se poursuit par la création d’opportunités de développement du leadership dès les premières étapes de carrière. Les conseils d’administration et les équipes RH doivent intégrer le bilinguisme dans leur réflexion sur la planification de la relève et le potentiel de leadership, non pas comme un critère secondaire, mais comme une compétence essentielle, qui mérite ses nuances. Lorsque nous considérons le bilinguisme comme une force de leadership, plutôt qu’une simple exigence administrative, nous renforçons la performance, la confiance et la résilience. C’est ainsi que l’on bâtit des organisations qui reflètent le pays, et qui sont prêtes pour l’avenir.
Bonnes pratiques et pièges à éviter
Pour aider les organisations à naviguer à travers ces importants processus de recrutement de gestionnaires bilingues, le tableau ci-dessous présente les principales bonnes pratiques (« À faire ») ainsi que les erreurs fréquentes à éviter (« À éviter »). En suivant ces recommandations, les organisations renforceront leur capacité à attirer, évaluer et retenir des talents bilingues de haut niveau, assurant ainsi leur succès à long terme et un impact positif accru dans les populations desservies.
Marie-Hélène Gaudreault, M.A.
Associée, Boyden Ontario Inc.
613 791-6355
mgaudreault@boyden.com